A quelle époque ont-ils tenu ce commerce ?
Comme en témoigne la carte postale jointe, le commerce a été tenu par la famille Guesnerot (leur tombe est à l’entrée du cimetière). Mes parents ont repris le commerce en 1938, l’année de leur mariage. Ils ont acheté le fonds à M. et Mme Joseph Pain en mars 1938 (cf. acte de cession).
Mon père est parti faire son service militaire tout de suite après. Après un an de guerre, il a été fait prisonnier par les Allemands. Il est rentré malade en 1945. Ma mère a donc tenu seule la « boutique » durant l’occupation allemande avec toutes les contraintes de cette époque. Suite à des incidents d’une soirée trop arrosée par des clients, elle avait été emmenée par des soldats allemands à Boissey, d’où elle avait pensé ne jamais revenir. Mais on ne parlait pas de ces souvenirs de la guerre à la maison.
Ils ont tenu ce commerce jusqu’en 1980. A ce moment la concurrence avec les supérettes de St Pierre/Dives et St Julien le Faucon était trop forte ; mon père étant en mauvaise santé, ils ont dû abdiquer.
Malgré des tentatives de vente du fonds de commerce, en vain, ils ont vendu l’immeuble qu’ils avaient acquis dans les années 1965 au propriétaire agent immobilier de St Pierre sur Dives, lequel à cette époque, ne voulait faire que le minimum de travaux. C’est après cette acquisition que mes parents avaient fait faire la façade du café en colombages avec la création d’une porte d’entrée directe dans la salle de café...
Que vendait-on à l’épicerie de l’église ?
C’était le mini-supermarché de l’époque… Bien sûr tous les produits d’une épicerie classique (conserves, légumes, boissons diverses) mais aussi de la mercerie, la presse locale et nationale (Paris Match, Jours de France, Nous Deux, Intimité, Détective, etc., bien sûr Ouest France, le Trait d’Union imprimé à St Pierre sur Dives – sorte de Pays d’Auge de l’époque) mais ce qui m’intéressait le plus c’était Tintin, le journal de Mickey, Fripounet et Marisette, puis Pilote.
Ils faisaient également dépôt de gaz butane, propane, bureau de tabac, dépôt de pain du jour livré par la boulangerie de Ste Marguerite de Viette puis de St Pierre sur Dives. Également, on pouvait acheter des timbres fiscaux et postaux.
Ils tenaient la régie quand les cultivateurs venaient chercher des acquis pour avoir le droit de transporter les alcools, le calva évidemment. Ces acquis étaient enregistrés sur un grand carnet à souche jaune avec un talon et un ticket détachable que le client gardait avec lui durant le transport. Cela ne veut pas dire que tout le monde était en règle, il y avait pas mal de trafic de « goutte » à l’époque, même si l’Orne avait encore plus cette réputation avec de grosses quantités interceptées…
Pour le café, l’été, nous allions chercher en vélo, des pains de glace au « frigo » de la fromagerie Lepetit. On les ramenait sur le porte-bagages, enveloppés dans des sacs à pommes. Il ne fallait pas traîner au retour pour les mettre dans la glacière (gros meuble en bois épais comme dans les anciennes boucheries).
A cette époque, nous étions peu à avoir le téléphone. L’épicerie Pistel avait la cabine téléphonique mais les gens du quartier de l’église venaient téléphoner chez nous. C’était l’époque où il fallait appeler le standard à St Pierre sur Dives. Une opératrice nous répondait (pas toujours aimablement) et on lui demandait le numéro à appeler pour le n°7 à Vieux Pont, notre numéro. En fin de communication, on rappelait l’opératrice pour connaître le coût de l’appel.
Quand l’occasion se présentait, ma mère faisait un menu du jour pour les ouvriers et des repas plus élaborés pour des petites fêtes familiales.
Mon père détenait les clés de l’église qu’il faisait visiter bénévolement sur demande et faisait sonner les cloches. Celles-ci ont été électrifiées dans les années 1970. De temps en temps pour son plaisir, il jouait de l’harmonium.
On avait également des activités saisonnières, telles que le dépôt des pommes, place de l’église à l’automne. Ce dépôt (dont le dallage ciment est toujours visible) comportait une bascule qui permettait aussi de peser les bestiaux des cultivateurs avant d’aller au marché de St Pierre sur Dives.
Pour la Toussaint et les Rameaux, mes parents faisaient commerce des fleurs que les clients notamment de l’extérieur réservaient par courrier ou par téléphone. Nous posions ces fleurs sur les tombes le matin même afin d’éviter le gel. Mon frère et moi donnions un coup de main pour que tout soit en place avant la messe.
Vos parents avaient ils du personnel ?
Quand il y avait des grosses manifestations, mes parents faisaient appel en renfort à Madame Hie, plus tard à Madame Inger. Autrement, une couturière (Mme Boulay) venait coudre à la maison. Elle venait à pied du quartier de l’école et repartait en fin d’après-midi. Elle est venue jusqu’à l’âge de 90 ans. C’était la sœur de Madame Pistel qui tenait l’autre épicerie de la commune.
Faisiez- vous des animations ponctuelles ?
Oui en effet, nous organisions des concours de belote ou coinchée qui attiraient des joueurs de la région de Boissey, Ste Marguerite de Viette, St Pierre sur Dives, Ste Marie aux Anglais, … Quand il n’y avait plus assez de place, deux ou quatre équipes s’installaient dans le logement à l’étage. Des concours de baby-foot aussi, mais l’ambiance était beaucoup plus bruyante ! Mon frère et moi étions des passionnés, et classés dans les meilleurs.
Mon père allait tenir la buvette dans certaines manifestations, telles que la distribution des prix à l’école de Ste-Marie-aux-Anglais ou le passage du tour de France dans le haut de la côte du Godet, juste avant l’arrivée à Lisieux.
Il y a eu aussi les fêtes de Vieux-Pont, la St Aubin qui s’est tenue plusieurs fois dans le champ derrière chez nous. Nous tenions la buvette pendant le traditionnel bal et la fête foraine. Ma mère faisait à manger pour les musiciens de l’orchestre, je me souviens de Harry Williams, le fils d’André Verchuren.
Cela faisait beaucoup de travail ?
Oui de longues journées, 7 jours sur 7, et ce, pour une maigre rémunération. Mes parents ne sont jamais partis en vacances, ils ont vécu de peu toute leur vie, sans vrai confort, sans voiture. La télévision, le lave-linge, le frigidaire sont venus bien tardivement quand avec mon frère, nous avons pu les aider.
La clientèle était- elle locale ?
Oui essentiellement pour le café. Il y avait aussi les cérémonies à l’église (inhumations, mariages, baptêmes) qui apportaient un surplus de clientèle et bien sûr la messe du dimanche qui permettait aux gens de se retrouver autour d’un apéritif. Il y avait aussi quelques bons clients réguliers, notamment un ouvrier agricole, qui, lorsqu’il venait traire les vaches derrière chez nous, prenait une « chopine » de vin blanc le matin à 7h avant la traite et une seconde après la traite. Je me souviens aussi d’un autre ouvrier qui travaillait aux usines Leroy qui, le matin puis après manger, prenait un café avec 3 verres de calva. Le midi c’était aussi 2 ou 3 Ricard. Les contrôles d’alcoolémie n’existaient pas à l’époque !
Y avait-il d’autres commerces à Vieux Pont ?
Il y avait les deux cafés-épiceries : celle du quartier de l’église, la nôtre, puis celle du quartier de l’école tenue par Madame Pistel. Monsieur Pistel était maçon. Mon père avait aussi une petite activité d’encaissement d’assurance-vie dans la région de Mézidon. Sinon, il y avait des commerces ambulants, tels que : épicerie, linge de maison et vêtements de travail, poissonnier, ainsi qu’un boucher, M. Troussu, qui venait de Ste Marguerite de Viette tous les samedis en fin d’après-midi.
Et le voisinage ?
Notre plus proche voisin était un vieux Monsieur toujours coiffé d’un béret. On l’appelait Bébert, il vivait dans la misère. L’hiver, ma mère lui apportait un plat chaud. Quant il est tombé malade, il a dû partir, c’est Monsieur et Madame Faye qui l’ont remplacé. Ils avaient entrepris de gros travaux pour rendre habitable cette maison. A côté, c’était la famille Lemarchand : 7 enfants, c’étaient nos copains.
Pour ces 3 maisons, il y avait un droit de passage pour aller puiser l’eau dans le puits commun. L’eau courante n’est arrivée que vers 1960. Un autre puits existait dans l’herbage contre le cimetière, on avait aussi l’accès, l’eau y était meilleure, mais c’était toujours la corvée pour aller la chercher.
Plus bas, le manoir du « Lieu Rocher » et sa ferme étaient la propriété de M. et Mme Jus. M. Jus était cultivateur et marchand de bestiaux qu’ils vendaient à la Villette à Paris. J’étais bien copain avec leur fils Daniel avec qui j’allais jouer dans le grenier du manoir. Puis plus tard quand je suis allé en apprentissage à St Pierre, c’est Françoise leur fille qui m’emmenait en voiture avec Mauricette-Marie sa collègue de la DDE. Daniel travaillait à la ferme avec son père, mais celui-ci a été contraint de vendre le manoir et ses terres pour partir en retraite à Caen.
Sur la route allant vers le Godet, il y avait le presbytère. L’abbé Rousier nous faisait le catéchisme dans l’ancien local du corbillard. Cette pièce avait été aménagée en salle de réunion (à l’angle du cimetière). Ce Curé desservait également la paroisse de Boissey et de Ste Marie aux Anglais. C’était un sacré chauffeur ce curé, il ne s’arrêtait jamais aux Stops, prétextant que le passage était protégé par le Bon Dieu … De fait, il n’a jamais eu d’accident !
Mes grands-parents que je n’ai pas connus ont habité la ferme au-dessus du chemin du Bois. Mon grand-oncle Aldons, lui, habitait l’impasse de la Roullière. Ensuite ce fut M. et Mme Thibault qui y ont demeuré. M. Thibault travaillait aux abattoirs de St Pierre et faisait le rebouteux !
Contre le cimetière, un grand trou avait été créé par l’explosion d’une bombe pendant la guerre de 39-45 et faisait office de décharge municipale…
La place de l’église était l’aire de jeux, le terrain de foot. Le grand portail servait de but mais il arrivait souvent que le ballon atterrisse dans le cimetière faisant quelques dégâts nous valant les réprimandes d’usage et la confiscation du ballon pour quelque temps…
Entre l’église et chez nous, il y avait une grande mare où nous pêchions les grenouilles, et l’hiver nous y patinions sans risque.
Et l’école ?
L’école se trouvait à un peu plus d’un kilomètre de chez nous. Au début de ma scolarité, mon Père m’emmenait à vélo. Puis j’ai eu un vélo pour Noël. J’ai pu aller en vélo avec les copains, les Lemarchand et Gérard Couespel, mes voisins. Souvent au retour, nous faisions la course et je me rappelle d’une chute au niveau de la maison de M. Duteil (rachetée depuis par M. et Mme Busnel) où je m’étais fracassé la tête en finissant contre la tête de pont en granit à l’entrée de la propriété. M. Duteil m’avait ramené à la maison, la tête ensanglantée, et à moitié conscient, mais sans conséquences graves.
Il n’y avait pas de cantine et certains élèves mangeaient chez M. et Mme Bossée qui habitaient face à l’école. Nos instituteurs étaient M. et Mme Foucaud (parents de Claudine Touzé). Ils habitaient le logement de fonction de l’école. M. Foucaud faisait classe aux grands, et Mme Foucaud faisait classe aux petits. Merci à eux qui nous ont beaucoup appris. Tous les ans il y avait l’arbre de Noël où l’on chantait sur une petite scène et nous recevions des crottes au chocolat et une orange. Mme Foucaud nous préparait un chocolat chaud. En fin d’année scolaire, se déroulait le traditionnel voyage scolaire. Je me souviens notamment être allé au zoo de Vincennes.
De bons souvenirs donc ?
Oui bien sûr, mes parents ne roulaient pas sur l’or, mais ils se contentaient de leur commerce.
Malheureusement, il y a eu de tristes faits divers et d’accidents dramatiques dans la commune qui ont marqué cette enfance, mais c’est toujours avec plaisir que je retourne à Vieux-Pont, même si cela fait mal de voir mon ancienne maison dans l’état où elle se trouve actuellement.
Interview conduit par Ghislaine Gilardin, Philippe Berson et Michel Sady le 5 septembre 2020