Témoignage de Sylvie Puaud

Sylvie Puaud est la petite-fille de M. et Mme Pistel. Elle est la sœur de Gilbert Vitrouil et de Martine Moutier que nous avons interviewés.

Elle a rédigé ses souvenirs de vacances à Vieux-Pont chez ses grands-parents que nous reproduisons ci-dessous.

Mon frère Gilbert, ma sœur Martine et moi sur le tas de sable.

Les vacances à Vieux Pont

L’été nous passions de longues vacances chez nos grands-parents maternels.

Vieux Pont, c’était cette austère maison donnant sur la route, couverte d’un enduit gris grossièrement taloché.

Mais à l’arrière dans la cour, un alignement de petits baraquements de bois recouverts de tôle animait l’espace.

Le premier baraquement renfermait des grands sacs de toile remplis de grains, orge, avoine, blé qui produisaient tous ensemble une agréable odeur de fournil.

Le second appentis était l’atelier de mon grand-père. Les outils, pelles, pioches, râteaux étaient suspendus en hauteur. Des truelles de toutes tailles et de vieilles boites de conserves rouillées pleines des pinceaux usagés encombraient un petit établi.

Plus loin, la cave en terre battue. On y conservait des crus anciens aux étiquettes rongées par le temps et aussi un stock de bouteilles destinées à l’épicerie de ma grand-mère.

Au fond de la cour, les « cabinets », véritable repère pour les mouches l’été, planqués derrière le tas de fumier, étaient sur le chemin du poulailler et du séchoir où on entreposait les pommes pour l’hiver.

A droite de la cour le garage occupait une large place. Mon grand-père y rangeait sa camionnette. Des échelles de différentes longueurs étaient suspendues sur le côté.

Au centre de cette cour, trônait un immense tas de sable toujours largement approvisionné la veille de nos vacances. Nous y construisions des châteaux et des galeries des journées entières. Au premier éboulement, tout était à recommencer et nous recommencions jusqu’au moment où notre grand-mère nous appelait pour le repas. On se lavait les mains dans une cuvette en émail blanc et le sable amassé sous nos ongles se déposait au fond et faisait crisser l’émail lorsqu’on vidait l’eau...

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Pépère avec Garou, à gauche l’escalier du grenier et la porte des cabinets.
Ma grand-mère avec Garou devant l’épicerie

Le déjeuner était servi à midi pétant. C’était la règle d’or de mon grand-père. Il s’asseyait à table et sortait sa montre à gousset pour vérifier l’heure.

Nous l’appelions Pépère. Il avait une silhouette un peu en forme de tonneau. Il portait des pantalons de velours côtelé retenus par des bretelles à double boutonnières. Le dimanche, il troquait sa casquette à visière pour un chapeau de feutre brun. Sa moustache était courte et rieuse. Son contact me piquait la joue. Il était chauve et pourtant, avec régularité, il se rendait chez son coiffeur. Certains lundis matin, jour de marché à Saint-Pierre-sur-Dives, il déclarait à ma grand-mère son intention d’aller se faire couper les cheveux. Elle l’aidait alors à enfiler ses chaussures montantes qu’elle avait cirées tôt le matin. Il utilisait parfois un chausse-pied monté sur une canne pour faire glisser sans effort son pied dans la chaussure car il était très raide depuis qu’un accident de voiture lui avait laissé la colonne vertébrale soudée par endroits. Cet accident l’avait rendu dépendant de ma grand-mère qui accomplissait quotidiennement et sans sourciller les gestes de la vie ordinaire pour deux.

Après le laçage, elle disparaissait dans la cour afin d’ouvrir les barrières tout en appelant Garou, le chien, qui profitait de l’aubaine pour filer sur la route. Pépère gagnait lentement le hangar. Il s’enfonçait mollement, avec maintes grimaces dans une trop petite voiture bleue, une AMI 8, qui dès que le contact était mis, s’envolait littéralement sur la route ensoleillée.

***

C’est ainsi qu’un jour d’avril 1974, il partit chez son garagiste et ne revint jamais. Arrivé au garage, il avait dû s’extraire de sa voiture avec probablement la même difficulté qu’il avait eue à y entrer, avait poussé un léger soupir en s’appuyant à la portière puis s’était laissé glisser doucement sur le sol, endormi pour toujours. C’est la version officielle. En réalité, il était attablé au bistrot d’à côté en compagnie du garagiste et c’est le nez dans son verre qu’il a quitté la terre. Je l’ai su beaucoup plus tard.

***

Mon grand-père n’était pas bavard avec nous autres, les enfants. Il n’avait pas d’histoires à nous raconter, pas de temps à nous consacrer. Il vaquait à ses occupations avec le plus grand sérieux. J’avais appris à l’admirer. Sa réussite était celle d’un homme acharné au travail, économe, exigeant et ayant le sens des affaires. Il avait fait l’école de la vie et cela lui avait réussi. Son enfance avait été difficile car son père était joueur et gaspillait son argent au jeu, laissant femme et enfants dans le dénuement. Pépère gardait de cette enfance un irrésistible besoin de stocker, de faire des réserves. Il ne jetait rien, conservait le moindre petit morceau de n’importe quoi. Il disait « Les petits ruisseaux font les grandes rivières ».

Mettre les siens à l’abri du besoin avait été l’objectif de sa vie. Son courage et le soutien sans faille de ma grand-mère qui n’aurait jamais osé contredire ses choix lui permirent d’acheter le quart du village en herbages et maisons tout en conduisant une petite affaire familiale à mi-chemin entre la supérette et Point P. Il était maçon et son métier s'était imprimé sur ses mains.

Il avait créé seul son entreprise et partait chaque matin dans la camionnette grise remplie de sable, de pelles, de bouts de grillages et de parpaings, vers un chantier que nous allions parfois visiter le dimanche, habillés de propre en compagnie de mes parents. Dans ces virées en voiture du dimanche après-midi, je m’asseyais toujours sur la banquette avant, entre Papa qui conduisait et mon grand-père qui me confiait alors sa main gauche. Sans cesse mes doigts faisaient le tour de ses ongles un peu longs et venaient buter sur le petit bourrelet de peau fixé sous l’ongle et devenu dur comme le ciment. Ses mains étaient rondes, pleines et rugueuses. Ses doigts, sans doute à force de s’être refermés sur les parpaings et les briques ne s’ouvraient plus totalement. J’avais beau les étirer, rien n’y faisait pour assouplir ces grandes paluches fossilisées.

Son entreprise avait bien prospéré et il avait deux ouvriers : Angel et Roger. Angel était espagnol et cela suffisait à son prestige auprès de nous : il venait de loin, avait la peau mate et un bel accent malgré sa voix rauque. Il logeait chez mes grands-parents toute la semaine et le week-end, il disparaissait.

 Ex-camarade d’enfance de Maman, Roger était assimilé à la famille. Il était grand, avec des cheveux blonds et bouclés posés sur un visage poupin et extrêmement discret. Lui on devait l’embrasser.

Ma grand-mère, de son côté, dirigeait la supérette, petite épicerie aux allures de caverne d’Ali Baba. Tant de choses disparates s’alignaient sur les étagères.

L’épicerie de ma grand-mère

Un distributeur à moutarde était notre jouet favori. C’était une sorte de tonneau d’au moins dix litres, muni d’un robinet. Il nous arrivait de donner perfidement un tour à ce robinet pour voir la moutarde se répandre en flaque molle sur le carrelage. Lorsque ma grand-mère s’en apercevait, elle pestait sans jamais nous accuser. Près de l’entrée, sur une étagère trop haute, trônait une enfilade de grands bocaux de verre serrés les uns contre les autres contenant des bonbons de toutes les couleurs : des gommes Valda, des coquelicots, des violettes, des réglisses, des guimauves…. Mais ce n’est que le dimanche soir, avant de repartir avec nos parents, que ma grand-mère sortait trois petits sachets de papier blanc et nous autorisait à les remplir. Nous en dévorions le contenu pendant le trajet du retour. Il y avait bien d’autres choses encore dans cette épicerie, le rayon - produits frais - occupait un grand frigidaire, énorme machine ronronnante qui encombrait tout un coin de la pièce, on y trouvait du beurre, de la crème, quelques rares yaourts (je ne savais pas encore écrire ce mot barbare et nouveau à l’époque) et du lait frais. Le rayon mercerie quant à lui, s’alignait sur quelques étagères dans des boites en carton d'où dépassait parfois un morceau de dentelle. On y trouvait des rouleaux de rubans de toutes sortes, de la dentelle, des boutons de culotte, des crochets, des rubans, des jarretelles, des galons etc.

La caisse était un meuble à part entière, elle avait un petit air gothique avec en guise de rebord une minuscule balustrade de fines colonnettes. Le tiroir, emboîté sous le plateau central disposait d’une ouverture magique. La poignée était munie de touches, comme sur un piano mais à l’envers. Il fallait sélectionner à tâtons certaines lamelles métalliques, appuyer fortement et alors le tiroir s’ouvrait en laissant échapper un dring d’alerte.

Derrière la caisse, dans une armoire vitrée était stocké le tabac, des petits paquets carrés bleus, verts ou gris. Il y avait aussi de grosses boites d’allumettes et des feuilles de papier à tabac dans leurs petits étuis plats. Ma grand-mère avait un curieux sens du rangement et l’on trouvait également dans cette vitrine des chaussons de feutre ; de ceux que l’on mettait dans les galoches. Ils étaient attachés par taille avec un élastique.

Le rayon prêt-à-porter se résumait à quelques modèles anciens de tabliers d’écoliers et de chemises de nuit. Un jour que j’avais oublié mon pyjama, ma grand-mère alla fouiller dans une chambre à l’étage qui servait de réserve. C’était la seconde caverne d’Ali Baba de la maison. Elle en ressortit en brandissant une chose en coton molletonné, éclaboussée de petites fleurs roses avec de la dentelle au col et aux poignées. J’enfilais avec un vif plaisir cet étrange vêtement sorti tout neuf d’une collection ancienne, bien trop grand pour moi.

Avec ma sœur, nous avons tenté de renouveler notre oubli aux vacances suivantes dans l’espoir d’obtenir un nouveau modèle de chemise de nuit mais en vain, ma grand-mère ne s’est pas laissé piéger.

À l’entrée de la boutique, des sacs de graines, blé, orge ou avoine, et d’autres dont j’ignorais l’usage, diffusaient une bonne odeur des champs. Sur le meuble avoisinant, s’empilait le pain recuit, celui que l’on vendait pour mettre dans la soupe. Le boulanger passait deux ou trois fois par semaine et déposait du pain frais. Le dimanche matin nous avions droit à de petites brioches à tête ronde.

Le samedi c’était le tour du boucher. Il arrivait dans le milieu de l’après-midi et déballait la viande sur deux tables dans une petite pièce attenante à la cuisine et donnant directement sur la route. Cette pièce faisait habituellement office de bistrot. Il régnait là une odeur caractéristique de café réchauffé mais le samedi à partir de six heures, le parfum de l’anis supplantait l’odeur du café ! Le boucher débitait sa viande avec ardeur et trinquait avec les clients. Au mur, trônait une affiche assez explicite.

C’était la journée la plus animée de la semaine. L’activité côté bistrot entraînait la même activité côté épicerie et la sonnette de la boutique ne cessait de retentir ; on nous appelait parfois à la rescousse pour faire patienter un client : « ma grand-mère arrive tout d’suite » et l’on se retranchait dans la cuisine à l’abri des regards curieux laissant se perdre derrière nous un …  « mais tu s’rais ti pas la fille d’Yvonne ? ».

C’était aussi le jour des provisions au supermarché de ma grand-mère. Mais là pas de caddies, les clients apportaient leur sac de toile cirée, noir avec deux anses de cuir rouge parfois remplacées par des ficelles. Les clients les plus aisés avaient un panier en osier.

Certains après-midis, nous allions chez les Duteil, une ferme située à deux cents mètres de la maison de ma grand-mère. Marie-Odile, Michel et Régis avaient sensiblement le même âge que nous et nous passions de longs après-midis à jouer dans les remises, les greniers, l’étable et la laiterie. L’habitation était une maison bourgeoise de plan carré avec un perron en haut d’un escalier central, entrée que nous ne prenions jamais. Nous passions toujours par l’escalier de service sur le côté de la maison qui donnait dans la petite arrière-cuisine. Madame Duteil nous permettait d’y prendre la collation que nous avions apportée. Il régnait dans cette maison une atmosphère à la Maupassant

De temps à autre, lorsque notre grand-mère nous y forçait, nous allions rendre visite à notre grand-tante Adrienne qui habitait en face de la ferme des Duteil. Sa maison était si petite qu'elle ressemblait à une maison de poupée : une porte encadrée de deux fenêtres, marquant l'emplacement des deux uniques pièces, une cuisine et une chambre. Sur le côté de la maison un petit jardin potager attendait sous le soleil, calme et abandonné. Devant la porte d'entrée trônait un pot de joubarbe.

Notre grand-tante Adrienne Boulay
Adrienne et Louis Boulay le jour de leur mariage

Notre grand-tante Adrienne Boulay

Adrienne vivait seule. Sa vie avait été une cascade de malheurs. Sur sa photo de mariage, elle a fière allure au bras de son mari Louis Boulay. La photographie est datée de 1913. Une fille nommée Christiane est née en 1915 mais la guerre rattrapa ce bonheur là et en 1917 Louis, le fier jardinier (il était horticulteur) à la moustache majestueuse alla se faire couper « par le travers en deux » au chemin des Dames. Et un malheur n'arrivant jamais seul, Christiane fut emportée par une rubéole l'année de ses quinze ans.

Ainsi depuis les années 30 Adrienne vivait seule à proximité immédiate de mes grands-parents, portant sur ses épaules le noir manteau d’un double deuil, inconsolable.

Elle était couturière à domicile. Un métier qui lui permettait de pratiquer la marche intensivement car elle n'avait aucun moyen de transport pour se rendre quotidiennement chez ses clients. Il est arrivé, lorsque nous étions enfants, qu'à la faveur d'une visite chez mes grands-parents, nous la croisions sur le chemin. Apercevant la voiture, elle brandissait alors ses deux longs bras noirs pour s'épargner un petit bout de trajet, et nous nous tassions à l'arrière de la voiture.

Jusqu'à ses derniers instants de vie elle a eu la passion du tissu. Lorsque je venais la voir elle tirait sur un coin de ma manche ou de ma jupe afin d'en tâter l'étoffe et d'en vérifier la qualité. Elle quitta sa petite maison de poupée à la mort de mon grand-père pour venir vivre avec ma grand-mère. Toutes deux s'organisèrent une existence de querelles quotidiennes, de mesquineries pour des bouts de rien. Adrienne tentait de faire valoir son droit d'aînesse ayant quatorze ans de plus que ma grand-mère. Nous les nommions « Guerre et Paix ». Elles vieillirent ensemble, vieillirent tellement qu'il fallut envisager de les rapatrier à proximité du domicile de mes parents. Ma grand-mère vendit sa maison, l’épicerie de notre enfance, à Vieux-Pont et en acheta une à Bretteville. Maman n'avait plus qu'à traverser la rue pour leur rendre visite.

Injustement, ma grand-mère nous quitta la première en 1992. Un faux mouvement et elle se cassa le col du fémur. Elle n'était jamais allée à l'hôpital. Ce fut son calvaire et il dura plusieurs mois. La dernière fois que je lui rendis visite dans cette chambre vide, impersonnelle, son regard s'accrochait à moi avec ferveur. Quelques jours plus tard, c’était une veille de Noël nous l'avons accompagnée à l'église de Vieux-Pont pour qu'elle repose auprès de son René. Il y avait beaucoup moins de monde que pour l'enterrement de mon grand-père. Elle avait quatre-vingt-treize ans. Quant à Adrienne, elle s'endormit définitivement une nuit dans sa cent septième année.

***

Le temps passa et nos vacances d'été à Vieux-Pont avaient pris fin depuis longtemps. Elles étaient bien loin ces journées passées à creuser des tunnels dans un tas de sable, fini les tartines de confitures préparées par ma grand-mère et les pains d’épices engloutis en guise de collation, fini les douces nuits dans le lit trop haut, les draps rêches et l’édredon de plume, fini les bains dans la grande bassine en fer blanc le samedi soir, fini aussi les fous rires à l’église le dimanche matin derrière le prie-Dieu au cartel de cuivre sur lequel était gravé en creux le nom de mon grand-père.

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